Résumé :
« La disparition du soin » : c’est ainsi que le professeur Didier Sicard, ancien professeur de médecine ayant présidé le Comité National d’Éthique ainsi qu’une commission chargée de réfléchir sur la fin de vie, a nommé dans l’entretien qu’il nous a accordé le réel auquel la médecine et ses praticiens ont affaire : soit la façon dont le management, les réductions budgétaires et l’abandon de la clinique au profit d’une croyance de plus en plus marquée dans le biologisme le plus obtus (partagée par les médecins comme par les patients) ont pour conséquence le délitement de l’accueil des malades.
À telle enseigne que c’est au chevet de la médecine elle-même, et de celles et ceux qui l’incarnent au quotidien, qu’il semble urgent de se pencher.
Présentation :
« Qui témoigne pour le témoin ? [1] », s’interrogeait Paul Celan hanté par la Shoah. Qui, pour soigner les maladies de la médecine et de ses praticiens ? Et est-ce vraiment la place, sinon la fonction de celles et ceux qui exercent la psychanalyse ?
C’est toute l’actualité de cette question qui fit l’objet, en 1966, d’une table ronde sur « La place la psychanalyse dans la médecine ». Il est urgent de s’enseigner aujourd’hui de ce que Jacques Lacan y pointa avec tant d’acuité. D’abord en dévoilant à quel point la médecine est entrée dans « sa phase scientifique [2] », confrontant ses praticiens à la question de leur « productivité [3] », « requis dans la fonction du savant physiologiste ». Ensuite en interrogeant la brûlante question de la demande du patient et de son empan : « Où est la limite où le médecin doit agir et à quoi doit-il répondre [1] ? » Comment peut-il, de nos jours, résister à ce tiraillement qui vire parfois à l’écartèlement entre l’attente d’efficacité de patients de plus en plus informés, d’une part, et l’exigence de rentabilité économique, d’autre part ? Quand ce n’est pas purement et simplement la tentation de se laisser emporter par les sirènes d’une médecine bornée à ses preuves, ses résultats biologiques, jusqu’à sa plus extrême réduction organique ou neurologique ?
Ce numéro s’attachera à montrer combien la psychanalyse a plus que jamais sa place dans la pratique de la médecine, non en position de savoir surplombant, mais bien en ce que l’analyste, qui sait le poids des mots et leurs effets physiques peut contribuer de bien des façons et dans bien des lieux d’exercice à garantir la préservation d’un écart, qui se réduit parfois à d’humbles interstices où venir loger des mots qui portent, dans leur percussion toujours singulière, mais vibrant pour chaque un de l’impossible qui nous échoit d’être parlants, et qu’il s’agit de supporter.
[1] Ibid., p. 20.
[1] Libre traduction d’un vers de Paul Celan par Yannick Haenel placée à l’ouverture de son roman, Jan Karski, Paris, Gallimard, 2009.
[2] Lacan J., Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°7, 1987, p. 19, publié initialement dans Les Cahiers du Collège de médecine, no 12, 1966.
[3] Ibid., p. 27.
Points forts :
- des articles de médecins et praticiens de la psychanalyse qui réfléchissent aux conditions d’exercice de la clinique médicale aujourd’hui à l’heure des plus hautes avancées technologiques dans la pratique médicale et du phénomène de dépathologisation dans le monde du soin.
- des textes d’analystes et sur les récents débats sur la fin de vie, le droit à mourir dans la dignité, ainsi que l’euthanasie pour souffrances psychiques.
- des interviews de deux grands spécialistes, Didier Sicard, professeur de médecine, ancien président du Comité National Consultatif d’Éthique, et de Stéphane Velut, neurochirurgien et auteur de nombreux ouvrages sur la question du management appliqué au monde de la médecine.
- Une rubrique consacrée aux derniers ouvrages théoriques et littéraires sur la question, ainsi que sur les dernières parutions concernant le thème dans notre champ
SOMMAIRE
– Éditorial
Virginie Leblanc-Roïc, Malades malgré eux
– Ce qui s’entend dans ce qui se voit
François Leguil, Clinique médicale/Clinique psychanalytique
Catherine Lacaze-Paule, In Silico : le corps pris dans l’imagerie médicale
Elise Etchamendy, La coupure digne
Xavier Leguil, Les maladies de la clinique
– Rencontre avec Didier Sicard
« Plus on parle du soin, plus il disparaît »
– Du refus de savoir au transfert incarné
Guy Briole, Déclin d’un homme de prestige
Sarah Benisty, Médecine et psychanalyse. L’orientation lacanienne hier et aujourd’hui
Laura Vigué, Retard diagnostique et temps de savoir
Emmanuelle Borgnis-Desbordes, S’autoriser, en médecine
– Demande ou désir de mort
François Ansermet, Une mort prescrite
Geert Hoornaert, Euthanasie pour souffrance psychique insupportable
Caroline Doucet, Le vivant, un tournant dans la fonction du médecin
Georges Jovelet, Mourir au xxie siècle. Place du suicide et de ses équivalents chez la personne âgée.
Cyrus Saint Amand Poliakoff, « The pleasure-dome »
– Urgences chiffrées
Marie Laurent, Les maladies de l’hôpital
Cécile El Maghrabi Garrido, Jouir d’un droit n’est pas chose aisée
Araceli Teixidó, La violence contre les médecins : un symptôme de la médecine
Roberto Cavasola, Les ratages de la psychiatrie contemporaine
Agathe Sultan, Politique psy : MonPsy et l’âne à liste
– Rencontre avec Stéphane Velut
La médecine face au parasite d’une nouvelle langue
– Lingua Administratus Imperi
Vanessa Sureau, L’éducation thérapeutique du patient : les enjeux d’une démédicalisation du soin
Patricia Loubet, La dépathologisation dans tous ses états
Pierre Ludovic Lavoine, La psychiatrie et « Mister Google »
Marion Evin, Zone de guerre
– Mi-lire
Ariane Chottin, « Chérissez votre propre désir ». A propos de Mental et Professeur Yamamoto part à la retraite, de Kazuhiro Soda
Marie-Christine Bruyère, Fou c’est le bon mot mais uniquement au singulier
Philippe Lacadée, « Guérir » par l’invention d’une écriture permettant «un singulier bonheur»
Dominique Corpelet, Lecture de Neurologie versus psychanalyse, de Hervé Castanet
Sylvie Berkane Goumet, Les nouveaux guérisseurs
Mauricio Diament, S’orienter avec les Premiers écrits de Lacan