Congrès PIPOL 11

Congrès PIPOL 11

Congrès européen de Psychanalyse

Bruxelles – 1 et 2 juillet 2023

Clinique et critique du patriarcat

Présentation

Le retour du patriarcat

Le thème du patriarcat, s’il était devenu désuet, revient aujourd’hui en force et serait même tenu pour responsable du malaise contemporain. Il a émergé dans les studies qui nous viennent des universités américaines et les médias s’en font l’écho. Mais il s’entend aussi dans le discours des analysants. C’est à partir de cet angle clinique que nous aborderons cette question pour l’élargir aux enjeux sociétaux actuels.

Considéré comme un système social, culturel et économique construit pour la domination et l’exploitation des femmes par les hommes, des minorités de race, de classe ou de genre par la majorité blanche, colonialiste, bourgeoise et hétéronormée, le patriarcat rassemble contre lui les luttes féministes, les idéologies dites woke, et l’activisme de la communauté LGBTQIA+.

La psychanalyse a, depuis son invention par Freud, participé à la remise en cause de l’ordre patriarcal. Aujourd’hui, paradoxalement, elle serait accusée d’être complice de son maintien en plaçant le père au centre de la subjectivité humaine. Lacan l’avait noté en 1971 – c’est alors la seconde vague du féminisme – l’Œdipe, « soi-disant, […] instaure la primauté du père, qui serait une espèce de reflet patriarcal »[1].

La carence du père

Pourtant, Freud, dès L’interprétation du rêve, indique que la potestas du père est « tombée en désuétude »[2].. Et Lacan, déjà dans « Les complexes familiaux », rapporte au déclin du père, dont la personnalité est « toujours carente […], absente, humiliée, divisée ou postiche »[3]., l’apparition même de la psychanalyse.

La figure du père tout-puissant, jaloux et jouisseur, qui garde pour lui toutes les femmes, ne se rencontre qu’au niveau du mythe, celui que Freud a inventé avec Totem et tabou[4]., un père mort qui plus est, tué par ses fils. Ceux-ci ne pourront désormais plus transmettre qu’un péché et la vénération du totem pour y localiser la toute-puissance du père mort. Freud a vu là l’origine de la religion et de la figure d’un Dieu éternel, Dieu le père[5]..

Lacan a maintenu cette faute fondamentale du père tout au long de son enseignement, car c’est seulement à cette condition qu’il peut limiter et civiliser la jouissance pour donner accès au désir, soit transmettre la castration. Claude Lévi-Strauss, en décryptant les structures élémentaires de la parenté, a formalisé ce que Freud avait découvert avec l’Œdipe comme vecteur de la loi fondamentale et universelle de l’interdit de l’inceste.

Le déclin du père a été élaboré de différentes façons par Lacan au cours de son enseignement. Du défaut de puissance liée à l’imago, il a été réduit à un signifiant, le Nom-du-Père. Si ce dernier fut d’abord garant de l’ordre symbolique, il a pris ensuite statut de fiction, de semblant faisant bouchon au trou du symbolique, pour enfin être pluralisé en devenant une pure fonction logique, celle de l’exception.

Les maladies du père

À l’heure du discours de la science et du capitalisme, alors qu’il est débordé par les objets de consommation qui saturent le manque et entravent la castration, que peut-on exiger du père ? Comment peut-il encore nous « é-pater »[6].? En transmettant, dira Lacan, dans un « juste non-dit »[7]., la façon dont il se débrouille avec la jouissance dans le lien à son partenaire. Cette version du père, répondant à ce qu’il n’y a pas de rapport écrit entre les sexes, est toujours symptomatique.

C’est ainsi que l’Œdipe ne donne accès à aucune normalité, mais produit plutôt des névroses. Ce sont les maladies du père, phobie, hystérie, névrose obsessionnelle, avec leurs litanies de symptômes. Et si un père se prend pour le père, celui qui a une règle pour tout, sans faille, s’il veut s’égaler au Nom, servant un idéal universel et désincarné, il bascule dans l’imposture en excluant « le Nom-du-Père de sa position dans le signifiant »[8]., c’est alors sa forclusion.

L’en-deçà du symbolique

La carence civilisatrice que porte sur lui le père, sa propre castration, et qu’il transmet comme manque, est donc fondamentale. Mais si elle est rejetée, si elle est refusée, ou déniée, alors la puissance du père peut faire retour par la violence, dans un en-deçà du symbolique. Car il y a aussi « les péchés du patriarcat »[9].. Évoquons le masculinisme, le harcèlement, les abus sexuels, ou encore les féminicides. Ils confinent au père branché sur la fixité de sa jouissance, qui traverse la barrière de la pudeur pour rejoindre le réel insupportable[10]..

Au niveau sociétal, les réactions au déclin du père se font également de plus en plus dures. Des courants religieux se radicalisent. Les droits des femmes sont bafoués dans certaines contrées d’Islam. Mais dans nos sociétés occidentales aussi, on refuse par exemple, au nom de la religion, l’avortement à des femmes violées, ou on abolit ce droit acquis depuis près de cinquante ans dans « la plus grande démocratie du monde ».

Des dirigeants populistes, aux allures patriarcales, en remettent sur la férocité du surmoi, tout en se situant eux-mêmes hors la loi, et mettent les démocraties en danger dans leurs fondements mêmes. Certains autocrates, nostalgiques d’empires perdus, n’hésitent pas à entraîner des pays dans une guerre, provoquant mort, exode et désolation.

Ségrégation généralisée

Lacan, en 1968 déjà, prédisait que « la trace, la cicatrice de l’évaporation du père […] [produit] une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières.[11].» Le combat, légitime, mené contre les injustices liées à la race, au genre ou à la situation sociale, est habité par un paradoxe. S’il se veut inclusif, force est de constater qu’il y a « un point de rebroussement »[12]. Les discours, au nom du bien, prennent une tournure véhémente et intolérante, sans dialectique possible. Une véritable police du langage se met en place par laquelle tout le monde surveille tout le monde et chacun crie au scandale dès qu’un propos est jugé ne pas correspondre aux normes arbitrairement décidées par des groupes autoproclamés.

L’évaporation du père, sa pulvérisation selon une expression de J.-A. Miller, au-delà de sa pluralisation, produit autant de signifiants identitaires qui font communautés et tentent de s’imposer à toutes les autres. La lutte contre le patriarcat qui pourrait rassembler provoque au contraire la ségrégation.

Que peut la psychanalyse ?

À l’heure où les discours idéologiques s’affrontent, J.-A. Miller fait remarquer qu’il s’agit de ne pas oublier la souffrance que la déliquescence de l’ordre symbolique peut provoquer, pour chaque sujet, un par un[13]. Et si, comme il l’indiquait, il est difficile de débattre avec un désir – par exemple de trans-identité car à ce niveau, personne n’a tort ni raison −, c’est à partir de la clinique que la psychanalyse peut agir. De quoi le patriarcat est-il le nom, pour chacun, singulièrement ? Qu’est-ce qui fait trou, traumatisme pour un sujet ? Comment cela inscrit-il un programme de jouissance qui lui est singulier et extime en même temps ? Comment un sujet bricole-t-il un symptôme, quel nouage peut-il construire, qui lui permette de répondre du réel ?

Pour pouvoir être à la hauteur de l’adresse qui lui est faite, le psychanalyste, le praticien, qu’il travaille en cabinet ou en institution, doit se faire objet « étonnamment versatile, disponible et multi-fonctionnel […], ne rien vouloir a priori pour le bien de l’autre, être sans préjugé quant au bon usage qui peut être fait de lui […]. Il faut pour cela qu’il ait cultivé sa docilité jusqu’à savoir prendre dans le sujet tout-venant la place d’où il peut agir ».[14] Ce sera le pari du congrès PIPOL 11, portant sur La clinique et la critique du patriarcat.

Guy Poblome
Directeur du congrès PIPOL 11
EuroFédération de Psychanalyse


[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 173

[2] Freud S., L’interprétation du rêve, traduction par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 298.

[3] Lacan J., « Les complexes familiaux », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 61.

[4] Freud S., Totem et tabou, traduction par Dominique Tassel, Paris, Points, 2010.

[5] Cf. ibid., p. 269-270.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 208.

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n°3, mai 1975, p. 108.

[8] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 579.

[9] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’école espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 54.

[10] Cf. Miller J.A., « Nous n’en pouvons plus du père ! », La Règle du jeu, disponible sur internet.

[11] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.

[12] Miller J.-A., « Conversation d’actualité… », op. cit., p. 54.

[13] Cf. ibid.

[14] Miller J.-A., « Les contre-indications au traitement psychanalytique », Mental, n°5, juillet 1998, p. 14.

Mental n°45 – Inclusion Exclusion Ségrégation

Mental n°45 – Inclusion Exclusion Ségrégation

Résumé

L’inclusion est devenue un véritable idéal de notre époque qui circule dans tous les pans de notre société à l’école bien sûr, mais aussi dans le champ médico-social et psychiatrique et également au-delà, dans l’architecture par exemple sans oublier la langue. Comment la psychanalyse peut-elle éclairer une telle tendance qui produit de nouvelles lois, normes et règles qui loin de favoriser le lien social vers lequel elles tendent semblent paradoxalement le mettre à mal ?

Présentation

    Ce numéro déclinera les paradoxes de l’inclusion en donnant la parole à des analystes qui témoignent des difficultés mises au jour et trouvailles inventées par les sujets qu’ils rencontrent, pour creuser ensuite les soubassements théoriques de la notion et la façon dont la psychanalyse d’orientation lacanienne la subvertit.
    Elle sera également éclairée par une interview d’une socio-linguiste ainsi que par des comptes-rendus d’ouvrages littéraires et scientifiques sur la question.

    Points forts

    • Des textes cliniques de praticiens expérimentés
    • Un solide éclairage théorique de la notion
    • Des analyses de la notion par des intervenants de divers champs
    • Une longue interview sur la question de l’inclusion et de la créolisation de la langue
Congrès PIPOL 10

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Congrès européen de Psychanalyse

Bruxelles – 3 et 4 juillet 2021

Vouloir un enfant ?

Désir de famille et clinique des filiations

Présentation

Dès 1938 Jacques Lacan pose la famille humaine comme une institution[1]. Les tentatives forcenées de la réduire à un fait biologique relève d’une cause perdue visant à protéger l’ordre naturel du réel, particulièrement dans les questions de reproduction et de sexualité. L’illusion d’une prétendue famille naturelle a volé en éclats depuis que la science a touché à la nature et que le réel s’en est échappé, provoquant un grand désordre dans les structures traditionnelles de l’expérience humaine. C’est sur fond de ces impasses croissantes que Jacques-Alain Miller appelait en 2012 à une mise à jour de notre pratique analytique[2].

Les interventions de la technologie sur le vivant ont ainsi produit « des disruptions de plus en plus nombreuses et surprenantes dans les champs de la procréation, du genre et de la filiation »[3] nous mettant « en présence d’une fragmentation de la substance biogénétique de la parenté »[4]. Vouloir un enfant confine à la revendication d’obtenir du marché un produit disponible grâce à la science. Le diagnostic pré-implantatoire ouvre la porte à un déséquilibre démographique sans précédent quant au choix du sexe, voire aux pires tentations d’eugénisme. Le commerce de la conception appelle une régulation. A la grande variété culturelle des systèmes de parenté repérés par l’anthropologie se substitue la diversité « des lois qui déterminent les faits de la nature propre à spécifier les relations de parenté »[5]. Comme psychanalystes nous ne pouvons dénier ce réel hors nature car « le refus d’accueillir ce fait dans le symbolique nous le renverra dans le réel de façon beaucoup plus menaçante »[6].

Pour Freud le désir d’enfant vient à la femme comme compensation phallique de ce qu’elle n’a pu obtenir de son père. L’équivalence symbolique enfant-phallus installe ainsi la progéniture comme substitut de l’objet perdu du désir. C’est le cas le plus ouvert à nos interventions, relevait le Dr Lacan dans sa note[7], lorsque l’enfant ne vient pas saturer le mode de manque où se spécifie le désir du parent. Mais l’arraisonnement de la procréation par la technique dévoile toujours plus ce que la nature recouvrait pudiquement, « la fausse évidence du lien naturel et de l’universel du désir d’enfant”[8]. Ce que révèle la psychanalyse lacanienne c’est que le désir vient habiller un vouloir jouir particulier, ici de l’enfant. Même si les vieux discours continuent de soutenir qu’il ne faut pas toucher à la reproduction, à la sexualité ou à la famille au nom d’un dieu-père, ces tentatives de brider ainsi la jouissance ne résisteront pas à la reconfiguration du désir à l’œuvre dans des formes d’alliances inédites. Néanmoins « si la psychanalyse ne peut être l’instrument d’un conservatisme social […], elle ne peut souscrire à toutes les aberrations du désir »[9]. Le psychanalyste soutient la nécessité d’un désir incarné qui se révèle dans les soins particularisés du parentage – terme plus ajusté à notre époque que celui de maternage – noué à une formation humaine opérant un frein sur la jouissance[10]. Cette formation s’incarne aujourd’hui dans la notion de famille plus que dans celle d’un dieu-père. C’est une famille résidu, contraction de toute les formes de familles inventées au cours des siècles qui « met en valeur l’irréductible d’une transmission […] impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme »[11]. Il y a près d’un siècle Lacan relevait déjà que cette famille nucléaire ne dépendait pas des formes de parenté mais bien d’alliance[12]. Nous aurons à explorer les nouvelles formes d’alliances afin d’y déceler l’impossible qui en chaque cas en constitue le socle symptomatique. Nous aurons aussi à explorer la façon dont les noms de père et de mère se trouvent aujourd’hui remaniés dans le monde du contrat qui ne connaît pas de limite[13]. « Devant ces remaniements très rapides de l’usage des noms, la psychanalyse et son discours sur le père et la mère, est convoquée à divers titres »[14], relève à son tour Éric Laurent. La parenté se trouve ainsi prise dans un relativisme vertigineux car définie comme un système juridique séparé de toute tradition historique. Ce recours croissant à la reconnaissance par la loi, là où la reconnaissance symbolique fait défaut, nous conduit à un monde de normes disjoint d’un opérateur désirant incarné. Ce qui nous retiendra dès lors au premier plan sont les usages des noms de la parenté propres à chacun pour se construire comme être sexué. Le néologisme de parentalité témoigne de cette mutation, « signifiant unique qui vient remplacer père et mère, elle appartient à l’époque des uns disjoints et épars »[15].

Avoir un enfant offre au parent « l’objet même de son existence apparaissant dans le réel »[16] qui appelle en creux le maintien d’une conversation permanente pour s’assurer de la multiplication des opérateurs susceptibles d’incarner un désir réfrénant la jouissance.

Le point d’interrogation de notre titre interroge le vouloir en jeu dans la procréation. L’accent mis sur le désir de famille indique qu’on ne fait jamais un enfant tout seul, que sa venue s’inscrit nécessairement dans la pratique de lalangue où il échoit. C’est à partir de ce plongement dans le langage que le parlêtre interrogera rétroactivement la place à laquelle il est venu se loger dans la filiation.

Qu’il soit issu d’un don d’ovules, de la cryoconservation de gamètes, de zygotes ou d’embryons, éventuellement avant un changement de sexe, d’une gestation pour autrui, d’un don d’utérus, d’une sélection prédictive d’embryons ou d’une simple relation sexuelle, l’être de vivant qui en résulte portera toujours l’empreinte du signe qui le vit naître comme corps parlant, énigme de sa venue au monde, mystère de l’union de la parole et du corps[17], « faille du réel qu’aucune ingénierie biotechnologique ne saurait combler »[18].  C’est ce mystère que Pipol 10 s’emploiera à élucider, à partir de la parole analysante qui seule permettra d’opérer un aggiornamento des Complexes familiaux au XXIè siècle !

Dominique Holvoet


[1] Lacan J., « Les Complexes familiaux », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 24.

[2] Miller J-A, « Le réel au XXIè siècle, présentation du thème du Ixè Congrès de l’AMP », La Cause du désir, 82, 2012, p. 90.

[3] Ansermet F, Prédire l’enfant, Paris, PUF, 2019, p. 10.

[4] Palomera V, « Comment le droit reconfigure les paternités », Mental, 18, 2006, p. 125.

[5] Palomera V, « Comment le droit reconfigure les paternités », Mental, 18, 2006, p. 126.

[6] Miller J-A, Audition de M. Jacques-Alain Miller au Sénat concernant l’ouverture du mariage aux couples de personnes du même sexe, présidée par Jean-Pierre Sueur, 12 mars 2013. Disponible sur senat.fr

[7] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p.373.

[8] Laurent D., « Le désir d’enfant à l’heure de la science : incidences cliniques », Letterina, Bulletin de l’ACF Normandie, 63, juin 2014, p. 28.

[9] Laurent D., op. cit.

[10] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.

[11] Lacan J, « Note sur l’enfant », op.cit.

[12] Laurent E., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, 60, Paris, Navarin éditeur, 2005, p. 138.

[13] Miller J-A, Milner J-C, « Voulez-vous être évalué ? », Paris, Grasset, 2004.

[14] Laurent E., op. cit, p. 132.

[15] Brousse M.H., « Un néologisme d’actualité : la parentalité », La Cause freudienne, 60, Paris, Navarin éditeur, 2005, p. 123.

[16] Lacan J, « Note sur l’enfant », op.cit.

[17] Miller J-A, « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, 88, 10/2014, pp. 109

[18] Miller J-A, « L’avenir de Mycoplasma laboratorium » , Lettre Mensuelle, 04/2008, n°267. – p. 11-15

Congrès PIPOL 9

Congrès PIPOL 9

Congrès européen de Psychanalyse

Bruxelles – 13 et 14 juillet 2019

L’inconscient et le cerveau,

Rien en commun


Yves Vanderveken
Directeur du 5e Congrès de l’EuroFédération de Psychanalyse
PIPOL 9

Cet argument développé reprend les axes qui organiseront le blog PIPOL 9

L’argument 

Le cerveau est en passe de devenir le poumon de Toinette. Plus rien qui n’y soit référé. Après le décryptage du génome, les développements techniques de la science nous promettent de lever – certes, pour… bientôt ! – les derniers secrets du fonctionnement du cerveau. Neuro-ci, neuro-là, les espoirs sont grands, les progrès évidents.

Ce qui marque, c’est que ce ne sont plus seulement les atteintes neurologiques ou encore ledit développement de l’intelligence qui en sont l’objet. Toutes les dimensions de l’être et de la pensée sont maintenant visées et concernées. Affects, sentiments, névrose, sexualité, amour, haine et bonheur – plus rien n’y échappe. La « vie mentale »[1] est promise à l’accès au rang d’une science et d’un traitement « objectif ». L’inconscient-même sonne comme le dernier bastion dont on trouvera la clé neurologique. D’où les errances où s’engouffrent d’aucuns, psychanalystes évidemment compris, d’un possible décloisonnement des disciplines : le cerveau se présentant comme le dénominateur commun « naturel » de la supposition que le psychique est cérébral.

Qu’on ne s’y trompe pas : l’inconscient de la psychanalyse, c’est pour mieux le tuer. L’aveu est de rectifier l’erreur freudienne qui, à l’instar de Christophe Colomb, aurait découvert autre chose que ce qu’il croyait[2]. Vive l’inconscient cognitif, où l’inconscient se trouve réduit à ce que ni Freud ni Lacan ne voulaient qu’il soit : les processus non conscients. Là se trouve le projet de fonder le cognitivisme sur l’inconscient lui-même.

Les véritables noces sont ailleurs. La marche en avant de la science dans son couplage à la technique fonde, à l’époque où la production est devenue le signifiant-maître mondial, un discours de la quantification qui emporte tout. Le matérialisme cognitiviste, et sa croyance que l’homme est une machine à traiter de l’information, a trouvé dans le cerveau son objet majeur[3]. Il lui permet de mieux voiler ou de redonner du lustre à son origine behavioriste, qui faisait dans son application au champ de l’humain, il n’y a pas si longtemps encore, honte. Le cognitivisme s’emploie à démontrer la légitimité du réductionnisme qui l’habite : celui de réduire la qualité à des quantités. L’évaluation en est le bras opérationnel et son idéologie. Un peu, beaucoup, passionnément est dès lors appliqué à tous les champs et « le suffixe neuro est la forme que prend le chiffre quand il vient capturer le psychique »[4]. L’imagerie cérébrale donne à ces mesures et corrélations, où tout peut être comparé, un substrat supposément scientifique – dont les plus honnêtes disent parfois ne pas savoir quoi en déduire –, mais dont on infère des processus mentaux et des solutions curatives qui ne mènent la plupart du temps pas bien loin. PIPOL 9 s’attèlera à dresser cette radioscopie des neurosciences.

L’individu est séduit par cette proposition de s’identifier à son organisme[5] par le biais de la mesure. Il aime à s’imaginer être une machine et ne répugne pas à voir son cerveau comparé dans son fonctionnement à un ordinateur aux potentialités incroyables. Il croit y trouver, par le chiffrage, une assurance et l’existence de son être qui ne cesse de fuir et qu’il n’a de cesse de vouloir rejoindre. Il y trouve aussi un idéal d’égalité – tous identiques et comparables – adéquat au souci démocratique. Le politique y trouve lui, depuis qu’il s’est enquis de s’occuper de la santé et du bonheur des peuples – ce qui n’est, pour une part, pas pour nous rassurer – un allié dans la gestion et la maîtrise des populations. Augmenter et optimiser, par la rectification de ce qui se trouve rabattu sur des biais cognitifs ou des sous-utilisations de potentialités, sont autant de promesses de lendemains qui chantent. Certes la courbe est souvent rentrante – c’est que le cerveau est une machinerie complexe, voyez-vous ! Mais la promesse reste de guérir du malaise dans la civilisation ; la séduction, puissante.

Il en sera ainsi. Ce sera pour le meilleur… et pour le pire. L’introjection du surmoi de la production, Performe !  Jouis !, dira Jacques Lacan – n’a pas attendu pour produire ses effets en retour : burnout, suicide au travail, addiction, dépression, violence, exclusion, ségrégation et haine du différent. Quand il ne prend pas cette intensité mortifère, le nouvel impératif qui prescrit de se rendre maitre de soi et de son corps dans un rapport de bien-être rencontre les paradoxes de la jouissance que l’expérience d’une psychanalyse isole. À savoir, l’inconfort et l’intranquillité, non de l’individu, mais de ce que nous appelons avec Lacan, le sujet divisé, qui n’est jamais pareil et transparent à lui-même, qui reste non homogène, non catégorisable, incomparable. Bref, ce qui de l’individu met « en échec les algorithmes les mieux conçus […] les calculs les plus massifs qui prétendent tout expliquer, tout évaluer, tout prévoir »[6], fût-ce par les connexions neuronales et les activités du cerveau.

Une éthique du désir s’oppose à cette civilisation du chiffre et de l’imagerie cérébrale. L’inconscient, de la psychanalyse, témoigne de cela. Non, l’inconscient n’est pas une mémoire, fût-elle enfouie, oubliée, non consciente. Il n’est pas non plus la trace laissée par l’expérience, qui témoignerait de la plasticité neuronale. Si Freud et Lacan ont pu explorer ces pistes, c’est pour en arriver, par l’expérience, à la conclusion que l’inconscient que nous rencontrons par la psychanalyse témoigne d’un réel qui lui est propre. L’expérience d’une psychanalyse ne dit rien au cerveau. PIPOL 9 en recueillera les témoignages.

Ce dont l’expérience accumulée de la psychanalyse témoigne, c’est d’une insurrection du symptôme contre la catégorisation forcée à laquelle le sujet refuse de se laisser réduire. L’inconscient de la psychanalyse témoigne par ses effets retours qui font toujours effraction, trou, d’une commémoration d’une rencontre certes, mais d’une rencontre manquée avec une satisfaction qui conviendrait et qui, du coup, n’est jamais advenue. L’inconscient, c’est cette insistance d’une perte inassimilable qui réitère, et ne se laisse ni représenter ni mettre en image. Le corps est « une surface d’inscription de [ce qu’avec Lacan nous appelons] la jouissance qui ne cesse de fuir »[7].  À cet égard, l’image du corps voile le réel de la jouissance. Elle donne l’illusion, par une image mentale (dont Lacan a su traduire l’opération dans le stade du miroir), d’une unité et complétude du corps, alors que la pulsion qui l’anime est toujours en quelque sorte inachevée, partielle, disons-nous avec Freud. Cette image, c’est ce que les neurosciences tentent d’attraper par l’imagerie cérébrale. Le paradoxe, c’est qu’elle n’est pas du corps, mais relève du mental, du Moi comme image idéale de soi. C’est une méconnaissance des propriétés du corps de l’être parlant. Les neurosciences prolongent cette volonté de méconnaissance avec un arsenal technique inégalé. À cet égard, nous pouvons dire que le cerveau ne connaît pas la pulsion – au sens où la pulsion fait trou dans la cognition.

PIPOL 9 nous permettra de dresser les contours du réel propre dont l’inconscient témoigne. Il devrait nous permettre de resserrer cette notion d’inconscient au regard de l’époque. Nous maintenons, avec Jacques-Alain Miller, qu’il nous faut le soutenir comme « ek-sistant hors des normes du discours scientifique, si nous voulons sauver la psychanalyse »[8]. C’est en effet l’enjeu. Si, dans ce tintamarre de la fausse évidence, la voix de la psychanalyse peut paraitre faible, la puissance de la force du réel du symptôme n’est pas sans promettre quelques déboires à ceux qui parieraient sur son éradication ou sa maîtrise.

Faire l’hypothèse éthique de l’inconscient de la psychanalyse, d’une autre scène où le sujet peine à se reconnaître identique à lui-même, a des conséquences dans le rapport à l’humain. Il détermine une dimension éthique qui traverse dès lors l’ensemble des pratiques qui s’y rapportent.

Tous les champs de l’humain, y compris l’art, sont maintenant convoqués par le neuro-paradigme. L’enfant – objet électif de l’éducation – en est la première cible. Mais l’enfance se prolongeant maintenant loin, c’est l’être parlant dans son ensemble qui est concerné. Plus rien de l’en-dehors du champ des apprentissages[9] ne semble y avoir sa place. Les projets dans ce domaine ne sont pas sans être traversés de visées extravagantes, au mieux dérisoires, au pire dans leur dimension éthique, attentatoires à quelques principes de liberté. PIPOL 9 sera à même d’en récolter et d’en dévoiler quelques-uns à l’opinion éclairée.

Enfin, le champ de ladite santé mentale est évidemment en première ligne impacté. Si le neuro-paradigme peut se présenter modeste et habité des meilleures intentions, les praticiens de cette dite santé mentale, d’Europe et son au-delà, sont bien placés pour vivre dans leur chair la rectification forcée des pratiques à l’œuvre, opérée partout par le politique et son administration. Toutes ces politiques visent ouvertement le champ que nous appelons du transfert et de l’inconscient. Car c’est, bien au-delà, le champ de l’ensemble des pratiques de la parole qui se trouvent remises en cause.

L’idéologie du chiffre et le neuro-paradigme fondent des discours sans au-delà, qui produisent une vacuité sémantique. Comme l’indique Lacan, « le progrès de la science fait s’évanouir la fonction de la cause »[10], au sens où se produit un « ça veut dire quelque chose » là où « se rompt l’implication du sujet dans sa conduite »[11]. Ils sont congruents en cela avec la perte de sens, des valeurs morales et des pratiques qui se fondent sur la recherche d’une vérité. Nous en voyons tous les jours se déployer les effets. Le discours politique en est lui-même traversé, non sans quelques inquiétudes pour les temps à venir. Sans l’orientation de la psychanalyse, qui est une pratique qui se fonde du mouvement des Lumières, le champ semble libre soit à toutes les formes d’obscurantisme et d’ésotérisme, soit au nouvel essor du religieux.

PIPOL 9 donnera l’occasion à plus de cent quarante praticiens de démontrer les effets d’utilité publique de pratiques cliniques qui se fondent encore sur l’hypothèse éthique de l’inconscient, relevant du champ de la parole et du langage. Un aggiornamento des symptômes produits par ces coordonnées nouvelles du discours de la science s’y fera. Face aux symptômes d’aujourd’hui, ce sera aussi l’occasion de révéler l’ampleur du désarroi qu’a procuré dans le champ psy la disparition progressive de la dialectique des repères cliniques au profit de leur classification statistique et neurobiologique – repères que la psychanalyse d’orientation lacanienne a pu préserver et mettre à jour.

Qu’il y ait des interventions sur le cerveau qui puissent changer les comportements, les modifier, n’est pas à mettre en doute. C’est même ce qui ne cesse d’inquiéter. Personne ne méconnait les progrès permis par la science dans le champ du médical en général, et dans le domaine du cerveau en particulier. Un saut s’opère par contre quand nous entrons dans le champ de la subjectivité et du mental. La psychanalyse sera à même d’en récolter les effets, tant elle est le lieu d’adresse et d’interprétation de ce qui constitue la faille absolue qui habite l’être parlant.

Comme psychanalyste, nous avons l’expérience que la rencontre avec la jouissance et les manifestations du désir – si celles-ci produisent peut-être de la dopamine ! – ne relève pas moins de la contingence absolue. Jouissance et désir sont toujours singuliers, ne répondent à aucun modèle, et ne sont soumis qu’à la loi de la pure rencontre. Dans le champ du rapport entre les sexes chez l’être parlant, rien ne relève d’un programme établi – seule l’invention y est de mise. C’est ce que Lacan épinglait de l’aphorisme : Il n’y a pas de rapport sexuel. C’est là-dessus que nous fondons notre boussole en tant que psychanalyste. Il y a ce que nous nommons une jouissance dérangée, intrinsèquement dysfonctionnelle, de l’être parlant à son propre corps. Elle fait barrage au rapport entre les sexes et à toute possibilité de réconciliation hédoniste. Cette faille est à l’opposé de tout déterminisme physique, programme ou réel calculable. Elle relève d’un réel qui reste à la merci de la contingence absolue.

La psychanalyse propose un choix éthique : promettre à chaque un qui veut s’y prêter qu’il ne sera pas comparé ni « rééduqué », tout en lui proposant de serrer au maximum les coordonnées singulières qui fondent l’inconciliable de la contingence qui lui est propre. Pour qu’il puisse s’orienter dans la vie à partir de la logique qui détermine son mode d’être toujours symptomatique, à l’écart des illusions de l’identification.

Ce choix, c’est celui auquel PIPOL 9 ouvrira grandes ses portes, tout autant qu’il regardera en face et élucidera celui avec lequel il n’a rien en commun !

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[1] Dehaene S., Vers une science de la vie mentale, Leçons inaugurales du Collège de France, Fayard, 2018.
[2] Naccache L., Le nouvel inconscient, Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, Odile Jacob Poches, 2009.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université́ Paris VIII, leçon du 16 janvier 2008, inédit.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 janvier 2008, inédit.
[5] Laurent É., L’envers de la biopolitique, Une écriture pour la jouissance, Navarin, Champ freudien, 2016, p. 19.
[6] Ibid., p. 10.
[7] Ibid., p. 15.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université́ Paris VIII, leçon du 9 février 2008, inédit.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 335.
[10] Ibid., p. 329.
[11] Ibid., p. 325.

Congrès PIPOL 8

Congrès PIPOL 8

Congrès européen de Psychanalyse

Bruxelles – 1 et 2 juillet 2017

La clinique hors-les-normes

L'argumentNous vivons une époque de pousse-à-la-norme et de sa prolifération. Les batailles sur plusieurs fronts menées tambour battant en Belgique depuis trois ans, répliques de celles initiées en France il y a plus d’une décennie, en font preuve : contre une première réglementation étatique relative aux professions de soins de santé mentale visant à noyer la spécificité de la psychanalyse dans l’ensemble des psychothérapies, contre celle déployant un plan autisme abrasant la diversité des pratiques cliniques au profit de méthodes purement orthopédiques et enfin, contre une nouvelle loi votée récemment au parlement fédéral, imposant finalement une seule psychothérapie d’État, autoritaire, protocolisée, standardisée et fondée sur une nouvelle norme, l’Evidence-Based Practice.

La déferlante évaluatrice force les murs des institutions, partout en Europe et depuis longtemps. Cette tendance réactualisée du contrôle social par la réglementation des pratiques psy et la planification du traitement de l’autisme n’a qu’une seule visée : réduire les risques que représente l’incontrôlable singularité des sujets au profit d’un nouvel idéal : l’homme normal. Dans le prolongement de ce mouvement se dévoile l’intention du Maître moderne : mettre au pas la pratique psychanalytique.

Arrière Cocotte !

Les psychanalystes n’abordent pas le mal de vivre comme un trouble mental repérable et classable, mais par le symptôme. Freud s’en est aperçu très tôt, le symptôme est indomptable, il se déplace, se transforme. Plutôt est-il déchiffrable jusqu’à son os irréductible, singulier, le sinthome, « considéré en tant que l’on en tire de la jouissance »1. La pratique d’orientation analytique s’intéresse à l’inclassable, à ce qui échappe à toute forme de norme, à l’incomparable de chacun, elle promeut l’invention hors-les-normes. Elle trouve davantage à se loger hors des sentiers battus, quitte à se retrouver hors-les-murs.

La réduction du signifiant-maître à l’os du Un

La globalisation, avec le déplacement à grande échelle des populations qui en est une conséquence, a charrié avec elle une insécurité croissante. Qui dit insécurité, dit contrôle, normes, chiffres et listes. Si nous vivons dans un siècle où tout finit par se réglementer, il est aussi celui où tout se calcule, se compte. Le signifiant s’est réduit à son trognon, à son os, le chiffre Un. Jacques-Alain Miller soulignait dans son texte « L’ère de l’homme sans qualités » que « le signifiant-maître comme unité comptable est à la fois le plus stupide des signifiants-maîtres qui aient paru sur la scène de l’Histoire, le moins poétique, mais c’est aussi le plus élaboré, puisqu’il est nettoyé de toute signification. Il conduit à […] l’établissement des listes »2. Il nous rappelle que Lacan anticipait dans le Séminaire Encore que ce signifiant Un en viendrait à gouverner le sujet et le lien social. Le règne du Un est advenu. À l’heure du numérique, le Un comptable s’écrit partout, jusque dans le corps. Bentham a été le premier à dire « qu’il faudrait que chacun ait un chiffre qu’il conserve de la naissance à la mort, pour que l’on s’y retrouve »3. L’on sait que cela peut conduire du numéro inscrit sur la carte d’identité à l’effacement du nom propre.

Puisque le signifiant-maître s’est simplifié, s’est dépouillé des identifications, de l’imaginaire, de sa chair, et que le sujet n’est plus qu’un parmi d’autres, on cherche des régularités, on fait des statistiques, on établit des moyennes. L’homme quantitatif, l’homme moyen ou l’homme sans qualités est là. Élevé comme idéal de conformité, il garantit dans le même temps l’ordre social. Il se présente comme prévention du risque à l’époque de la mondialisation et de la diversité culturelle.

Modification du régime de la norme

Si la chute du Nom-Du-Père et des signifiants-maîtres qui l’organisaient est consommée, le régime de la loi et de la norme s’en est trouvé modifié. La norme ne s’impose plus d’en haut, du grand Autre, de la loi qui gouverne, oriente et organise les institutions, mais elle vient d’en bas, « de vous, de la combinaison de vos décisions individuelles, ou de vos propriétés individuelles »4 pour lesquelles on cherche par la méthode statistique à isoler des régularités. On observe, on recueille des données, on les compare. On n’impose pas la norme, elle s’impose d’elle-même comme type idéal qui aujourd’hui s’adosse au discours scientifique. Comme le souligne G. Canguilhem : « À ce type humain, à partir duquel l’écart est d’autant plus rare qu’il est plus grand », Quételet, astronome du 19e siècle qui a étendu l’étude des faits objectifs par la statistique à l’observation de la société et des comportements humains, donne le nom d’homme moyen5.

Chercher la moyenne comme garantie de la norme sert aussi à repérer les déviances et à les prévenir, à calculer les risques, à sécuriser. « Ce qui paraît la base de la stabilité de l’ordre social, c’est l’homme moyen. »6 La norme ainsi établie est incontestable, à la différence de la loi contre laquelle le sujet peut se rebeller. « La moyenne c’est beaucoup plus doux, c’est invisible, ça vient de vous. »7

Ce qui excède la norme

La normativation œdipienne orientait les identifications sexuelles et répartissait les modes de jouissance côté homme et côté femme, non sans un reste inassimilable. Mais « la norme qui gouvernait secrètement la psychanalyse qui était la norme précisément du rapport sexuel »8 s’est pulvérisée avec le déclin de la loi du père et du signifiant-maître. C’est là que s’inscrit la formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel », que Jacques-Alain Miller complète d’une autre : « Il n’y a que la jouissance ». Elle, ne se chiffre pas. Elle « est toujours soit en excès, soit en défaut »9, incalculable, non négativable, sans mesure. Elle n’en fait qu’à sa tête et méconnaît la moyenne. Lacan, dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant », disait que « toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de refréner la jouissance »10. Mais le refrain de la jouissance est incessant. La loi du Nom-du-Père qui permettait qu’elle condescende au désir ne tient plus à l’heure de « la montée au zénith de l’objet a ». Elle est remplacée par un pullulement de normes. À la pluralisation des modes de jouir donnant forme à la jouissance innommable répond la multiplication des normes tentant de les classer, de les ordonner. Mais la jouissance ne s’endigue pas, elle n’arrive pas à se chiffrer et à entrer dans les bonnes cases, à se plier aux protocoles de soins, aux guidelines. La multiplication des normes rate le réel de chacun, la crise actuelle du DSM aux Etats-Unis en témoigne. Le monde des normes, le monde illimité des réglementations faiblit face à l’impossible de la jouissance infinie.

Lacan disait que ce qui est chassé du symbolique fait retour dans le réel. La jouissance fait plus que jamais irruption en effet sous ses formes les plus variées et les plus mortifères. Tandis qu’on assiste dans le même temps au surgissement de la grimace d’un Tout père, incarnée dans une nouvelle forme de loi fondamentaliste et féroce.

Le comparable et l’incomparable

La pratique analytique, quant à elle, se situe hors la norme qui vaudrait pour tous, hors-les-normes sans cesse multipliées. Elle ne propose pas au sujet de s’identifier à l’homme normal, l’homme moyen, l’homme sans qualités, hors-les-risques. Elle l’accompagne plutôt à retrouver sa marque singulière, refoulée, la frappe signifiante de l’Autre qui l’a percuté, traumatisé, afin que puisse se dénouer le symptôme dont il pâtit. Pour cela, elle parie sur la rencontre incarnée avec un psychanalyste pour faire advenir, à l’inverse des statistiques, l’incomparable lettre intime du parlêtre. S’il n’y a pas de rapport sexuel, « s’est ouvert à ce niveau l’espace de l’invention, l’invention sexuelle, la créativité hors norme… »11.

La psychanalyse offre cet espace et un lien inédit sur mesure, qui parie sur la rencontre des corps parlants : le transfert. Comme l’avait fait valoir Miquel Bassols, la seule institution en jeu dans l’expérience analytique est celle du transfert, celle qui instaure le rapport du sujet avec le savoir inconscient12. Elle lui permet de découvrir sa propre norme, ce que G. Canguilhem nommait contre la normalité, et pariant sur la créativité du sujet, « l’originale normativité de la vie »13. Elle n’encourage certainement pas le cynisme, « à chacun sa jouissance », car son éthique ouvre sur le bien dire qui donne à chaque Un tout seul l’opportunité d’inventer, de nouer, de réajuster un lien à l’Autre.

Comment la pratique de la psychanalyse, son orientation dans les institutions variées du champ médico-psychosocial, permet-elle de faire place au cas par cas, à l’invention, à l’unique, à la singularité, l’incomparable de chacun ? C’est ce que le 4e Congrès de l’EuroFédération de Psychanalyse, PIPOL 8, nous permettra d’explorer.

Par Patricia Bosquin-Caroz
Directrice du 4e Congrès de l’EuroFédération de Psychanalyse, PIPOL 8

1. Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, n° 57, juin 2004, p. 93.
2. Ibid., p. 75.
3. Ibid., p. 77.
4. Ibid., p. 85.
5. Canguilhem G., Le normal et le pathologique, Paris, PUF Quadrige, 1972, p. 133.
6. Miller J.-A., op. cit., p. 84.
7. Ibid., p. 85.
8. Miller J.-A., « Le désenchantement de la psychanalyse », L’orientation lacanienne, III, 4, cours du 15 mai 2002, inédit.
9. Laurent E., Entretien sur le thème « Un réel pour le XXIe siècle », IXe Congrès de l’AMP, avril 2014, réalisé par Anaëlle Lebovits Quenehen. http://www.congresamp2014.com
10. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364.
11. Miller J.-A., ibid.
12. Bassols M., « Présence de l’institution dans la clinique », texte préparatoire au Congrès PIPOL 6, Après l’Œdipe, les femmes se conjuguent au futur, paru sur PIPOLNews, 13/11/2012.
13. Canguilhem G., ibid.