Résumé
Les formes sous lesquelles le surmoi se présente varient en fonction des discours dominants, mais sa voracité, qui est consubstantielle à l’être parlant, persiste et signe l’irréductible du malaise dans la civilisation. Nous sommes passés d’un régime d’interdiction de la jouissance à celui de l’impératif de jouissance – tout autant impossible à satisfaire. Cette bascule entre l’interdiction et la prescription n’est pas sans modifier les formes que revêtent les inhibitions, symptômes et angoisses contemporaines, qui portent désormais la marque de l’excès plutôt que celle du manque. Les discours actuels, charriant leur lot d’injonctions à la consommation, à la réussite, à la beauté, à l’autodétermination, alimentent la gourmandise du surmoi et laissent le sujet aux prises avec l’impossible à jouir. Derrière cette liberté apparente, on voit poindre un nouvel « ordre de fer », gouverné par des mots d’ordre souvent porteurs de haine.
Mais en deçà de ces changements de discours, ce qui ne se modifie pas et que le surmoi révèle, c’est que l’être parlant est dès l’origine soumis à la contrainte de signifiants insensés, qu’une analyse peut permettre d’isoler afin de tempérer la jouissance qu’ils sécrètent.
Points forts – Mots clés
- Une conférence de Jacques-Alain Miller inédite en français.
- Des contributions d’auteurs des différentes Écoles de l’EuroFédération de psychanalyse avec :
- des textes qui démontrent comment l’expérience analytique peut permettre de cerner et de traiter le surmoi.
- des textes qui éclairent, grâce aux concepts analytiques, certains phénomènes qui traversent notre époque : addictions, déflation du désir, culpabilité, passages à l’acte.
- un aperçu de la façon dont la littérature classique et contemporaine, ainsi que le cinéma et les séries, traitent du thème du surmoi.
Un entretien avec Jean-Claude Caron, historien, qui revient sur les débats concernant l’éducation et les violences pédagogiques au xixe siècle, offrant une nouvelle perspective quant aux différentes prescriptions auxquelles ont affaire de nos jours les enfants, adolescents, parents et enseignants.
Éditorial :
De l’interdit à l’impératif
Le titre de ce numéro de Mental pourrait faire penser à un oxymore : lorsque Freud introduit le concept de surmoi au sein de sa seconde topique, il en fait une instance interdictrice, qui permettrait la régulation des pulsions. Cependant, il entrevoit déjà un au-delà de ces effets civilisateurs : le surmoi ne tourmente pas moins ceux qui obéissent à ses interdits, et il se révèle même d’autant plus sévère que l’on tente de se montrer vertueux [1]. Cette bifidité du surmoi le mettra sur la voie de l’existence d’une compulsion de répétition qui s’exerce contre le sujet lui-même, et qu’il nommera pulsion de mort.
Dans la conférence, inédite en français, qui ouvre ce numéro, Jacques-Alain Miller indique que le surmoi est le premier concept freudien qui retient Lacan, dans la mesure où sa propre recherche est « habitée par la division du sujet contre lui-même, c’est-à-dire par l’idée qu’il n’est pas logique de supposer que le sujet cherche son propre bien [2] ». Lacan soulignera plus tard que la « gourmandise dont [Freud] dénote le surmoi est structurale, non pas effet de la civilisation, mais “malaise (symptôme) dans la civilisation” [3] ». Disons que les formes sous lesquelles le surmoi se présente varient en fonction des discours dominants, mais que sa voracité, qui est consubstantielle à l’être parlant, persiste et signe l’irréductible du malaise dans la civilisation.
L’éducation est un champ privilégié pour saisir les mutations du surmoi et, dans l’entretien qu’il a accordé à Mental, l’historien Jean‑Claude Caron décrit un xixe siècle traversé par d’intenses débats sur la manière d’obtenir l’obéissance des citoyens en devenir, tandis que montent les peurs face aux « adolescents criminels ». Ces réflexions offrent une nouvelle perspective quant aux différentes prescriptions auxquelles ont affaire de nos jours les enfants, adolescents, parents et enseignants.
Nous sommes passés, entre le xixe et le xxie siècle, d’un régime d’interdiction de la jouissance à un autre où il est interdit d’interdire – régime qui se révèle désormais comme étant celui de l’impératif de jouissance. Or Lacan a démontré que cette injonction surmoïque est tout autant impossible à satisfaire : le sujet butera toujours sur un manque-à-jouir [4]. Cette bascule entre l’interdiction et la prescription n’est pas sans modifier les formes que revêtent les inhibitions, symptômes et angoisses contemporaines, qui portent désormais la marque de l’excès plutôt que celle du manque. Les discours actuels, charriant leur lot d’injonctions à la consommation, à la réussite, à la beauté, à l’autodétermination, alimentent la gourmandise du surmoi et laissent le sujet aux prises avec l’impossible à jouir. Derrière cette liberté apparente, on voit poindre un nouvel « ordre de fer [5] », gouverné par des mots d’ordre souvent porteurs de haine et qui, avec les réseaux, disposent désormais « d’une agora à la topologie inouïe : délocalisée, bordée par rien, illimitée [6] ».
Mais, en deçà de ces changements de discours, ce qui ne se modifie pas et que le surmoi révèle, c’est que l’être parlant est dès l’origine soumis à la contrainte du signifiant tout seul, insensé, et donc porteur d’une jouissance pure [7]. On peut dès lors considérer, comme le souligne Adriana Campos, que « le surmoi est l’incorporation, à notre insu, d’un corps étranger, d’une énonciation qui vient d’ailleurs et qui reste à la fois enkystée et agissante [8] ». La clinique nous enseigne que ces trognons de paroles surmoïques sont particulièrement intriqués dans l’objet voix et dans l’objet regard [ix]. L’expérience analytique, si elle est portée par une éthique qui tient compte de la gourmandise du surmoi, peut permettre d’isoler ces signifiants insensés et de tempérer la jouissance qu’ils sécrètent, au profit du désir.
Alice Delarue
[1] Cf. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 266‑270.
[2] Cf. Miller J.-A., « Clinique du surmoi », dans ce numéro, p. 16.
[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 530.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 208.
[5] Cf. Koretzky C., « Du nouage par le social », dans ce numéro, p. 69‑72.
[6] Ramírez C., « Massenpsychologie à l’ère des algorithmes », dans ce numéro, p. 80.
[7] Cf. Miller J.-A., « Clinique du surmoi », op. cit., p. 21.
[8] Campos A., « Extraire un corps étranger ? », dans ce numéro, p. 30.
[9] Cf. Langelez-Stevens K., « L’effet de suggestion », dans ce numéro, p. 74.
SOMMAIRE
numéro 50 / Novembre 2024
— ÉDITORIAL
Alice Delarue, De l’interdit à l’impératif
— ORIENTATION
Jacques-Alain Miller, Clinique du surmoi
— INCIDENCES ET TRAITEMENTS
Adriana Campos, Extraire un corps étranger ?
Rosa María López, La tyrannie de la beauté
Roberto Cavasola, L’hypomanie, une folie organisée
Abe Geldhof, L’impitoyable autoévaluation
— MUTATIONS DU SURMOI
Philippe De Georges, De « la grosse voix » à la boussole
Dominique Holvoet, La nature humaine du père
Carolina Koretzky, Du nouage par le social
Katty Langelez-Stevens, L’effet de suggestion
Camilo Ramírez, Massenpsychologie à l’ère des algorithmes
— MODULATIONS CLINIQUES
Philip Dravers, Entre la voix et le regard
Christel Van den Eeden, Senza pelle
Marta Serra Frediani, Viser l’indicible
— SUBLIMATIONS
Victoria Horne Reinoso, L’impératif de l’acte créatif
Claudia Iddan, Passion de l’ignorance
Guy Briole, Engagés à lire et relire Lacan
— ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE CARON
L’éducation au xixe : par la raison ou par la force ?
— L’ÉDUCATION IMPOSSIBLE
Sébastien Ponnou, Enfance sous prescription
Andrea Freiría, Déplacements des impératifs parentaux
Pasquale Indulgenza, Voies du surmoi et de l’idéal dans la filiation adoptive
Paola Bolgiani, Adolescence et violence
Philippe Lacadée, Le sujet en faute de jouissance
Pénélope Fay, Madame de Sévigné : injonctions de la mère, demandes insatiables d’une femme
Pascale Lartigau, La comtesse de Ségur, main de velours dans un gant de fer
— LECTURES
Philippe Hellebois, La passion de Lucien de Rubempré
Anastasia Sotnikova Faraco, Ça promet !
Lorenzo Speroni, Un silence imposé
Céline Menghi, Amelia Rosselli, une vie suspendue